Introduction
Il y a probablement de quoi se perdre dans l’univers horloger. D’ailleurs, cette immensité arrange bon nombre de collectionneurs, trop heureux de pouvoir se perdre dans un territoire dont ils ne verront jamais la limite !
Pour autant, tout le monde n’est pas amateur averti, encore moins expert. Et même ceux qui le sont devenus, ont été, en leur temps, de crédules novices.
La richesse du paysage horloger n’est pas toujours visible par le plus grand nombre. Avant de savoir reconnaître une pièce d’exception, ou tout simplement de trouver celle qui va nous faire vibrer, il faut passer par bien des étapes d’apprentissage, durant lesquelles l’amateur va se confronter à des styles horlogers plus ou moins heureux.
Au fil des années, des dénominateurs communs vont apparaître, des familles vont se dessiner. Il n’existe aucune nomenclature officielle mais certaines marques s’agrègent les unes aux autres ; elles partagent un ADN commun, que l’on peut nommer ‘traditionnel’, ‘fashion’, ‘visionnaire’, ou autre.
Chez Chronopassion, on ne range pas les pièces par famille. Il n’en reste pas moins que l’on a appris à discerner quelques grands courants qui ont traversé les décennies, voire les siècles. Mettre un nom sur ces courants n’emporte aucun jugement, mais permettra probablement aux moins aguerris d’affiner, voire d’affirmer, leur regard sur certaines pièces. Prêt pour un tour d’horizon horloger ?
Les Institutionnelles
Les marques se réclamant non pas d’une histoire mais de l’Histoire horlogère, avec un H majuscule, sont légions. En réalité, peu en ont la légitimité. Combien ? L’exercice du chiffre et de l’exemple est toujours délicat, mais il est communément admis que des marques comme Breguet, Audemars Piguet, Patek Philippe, Vacheron Constantin ou encore Lange & Söhne en font partie.
Ces marques, pluri-séculaires, attachent à la perfection, à la constance et à leur histoire une importance qui guide chacun de leur pas. Elles ne souffrent aucun compromis, commercial, esthétique, technique.
Pour elles, l’essentiel est de préserver la marque à une certaine hauteur. Des marques parfaites ? Ce serait là un jugement dont il faut s’abstenir, mais Laurent Picciotto note tout de même que, pour la plupart, « ces marques sont prisonnière de leur histoire ».
L’amateur d’horlogerie peut facilement placer les Institutionnelles en haut de la pyramide de critères objectifs comme la valeur de la pièce, son sérieux, la perfection de son mouvement. Cela n’engage en rien des variables comme l’émotion ou la particularité de la pièce, mais ce sont là des critères subjectifs qui seront, ou non, recherchés par l’amateur à mesure que son goût s’affirmera.
Les Institutionnelles Challengers
La famille des Institutionnelles attire nombre de convoitises. Les enjeux commerciaux comme d’image sont d’une ampleur sans commune mesure. Aussi, le nombre de prétendants à vouloir y entrer reste très élevé. Ce sont les Institutionnelles Challengers.
Il n’y a pas de grille d’évaluation à remplir, mais on constate, par la force des choses, que certaines marques sont plus proches d’y entrer que d’autres. Au hasard des manufactures, on pourrait parler de Blancpain, IWC, Jaeger-LeCoultre ou encore Panerai.
Mais attention, prévient Laurent Picciotto, la montée en puissance peut aussi être une descente aux enfers : « Il y a une porosité entre ces deux familles. Une erreur de casting dans une collection peut être fatale pour une marque institutionnelle, par exemple, et la faire chuter de son piédestal. Il est alors très difficile d’y remonter, les collectionneurs ayant très bonne mémoire ».
Comment bien distinguer les trajectoires ascendantes de celles, à fuir, des trajectoires descendantes ? Une fois qu’une marque est sortie de piste, il est facile de prévoir sa décote. Mais le mal est alors, en ce cas, déjà fait. Or, ce qui fait la qualité d’un collectionneur averti, c’est sa capacité d’anticipation.
A ce jeu, Laurent Picciotto replace l’être humain au centre de tout. « Une marque n’est pas un objet autonome, c’est une entreprise. Et dans une entreprise, l’influence du président est déterminante », souligne-t-il. « Certains dirigeants ont une capacité notable à rassurer durablement le marché sur la viabilité de la marque, sur sa stratégie à long terme. En un mot, à donner l’essence nécessaire au moteur de la marque pour lui permettre de monter rapidement : la confiance ».
Après la gabegie des années 90 et 2000, certains présidents se sont illustrés en rationalisant considérablement des catalogues devenus outranciers, comme Zenith.
Le cas Blancpain est encore plus parlant. La marque était proche de la mort commerciale lors de la crise du quartz. En 1983, la belle endormie est rachetée par Jean-Claude Biver et son ami Jacques Piguet. Sous l’énergie hors norme du premier, la marque se repositionne sur l’échiquier de l’horlogerie. Le slogan “Depuis 1735, il n’y a pas eu de montre Blancpain à quartz. Et il n’y en aura jamais” place d’emblée Blancpain dans la cour de la non compromission horlogère absolue, faisant au passage un joli pied de nez à sa voisine Patek Philippe place Vendôme, dont Jean-Claude Biver sait parfaitement qu’elle réalise 40% de son chiffre d’affaires avec sa Twenty-Four…à quartz. Le succès est immédiat, Blancpain peut alors déployer ses modèles sur 6 créneaux fondateurs de l’horlogerie (phase de lune, quantième perpétuel, chrono à rattrapante, etc.) et retrouver une aura et un prestige que l’on n’espérait plus.
Plus proche de nous, Audemars-Piguet : “un changement de dirigeant à la tête d’une manufacture si importante dans le paysage horloger n’est pas anodin”, souligne Laurent Picciotto. “L’arrivée de François Benhamias est à la fois très attendue et regardée de très près. Il a enregistré des succès considérables sur le marché américain qu’il dirigeait. Un vent nouveau va probablement souffler au Brassus”.
« En réalité, il n’est de destinés que d’hommes », conclut Laurent Picciotto.
Les Disparues
En théorie, il n’y aurait pas grand-chose à dire sur les marques aujourd’hui disparues. Pourtant, Laurent Picciotto souligne d’emblée l’intérêt de la réflexion : « Comprendre les raisons qui ont conduit au déclin d’une marque, c’est se prémunir du risque d’une mauvaise acquisition ».
Alors que l’on a souligné l’importance du dirigeant dans le développement d’une marque, une erreur de personne peut, au même titre, précipiter sa chute. Mauvaise gestion, appétit surdimensionné, mauvais choix de segment de marché, mauvaise implantation géographique, etc. : les raisons d’un échec sont malheureusement plus nombreuses que celles du succès !
Au delà de ce facteur humain, Laurent Picciotto insiste aussi sur le spécificité du marché horloger : « C’est une industrie qui repose à 100% sur de la micro-mécanique. Ce n’est pas le lot commun de toute industrie, c’est même plutôt atypique. Or, plus le degré de miniaturisation est élevé, plus le risque de défaut au micron est possible. Un frottement imprévu, une roue qui se bloque, etc., ont beau être toujours possibles, elles n’en sont en aucun cas admises. Une fréquence de retour un peu supérieure à la normale d’une pièce voire, pire, d’une marque, et cette dernière signe son arrêt de mort. L’industrie horlogère ne tolère pas l’approximation ».
A cet égard, les nouveaux projets lancés par des horlogers chevronnés sont toujours plus rassurants que ceux issus de l’esprit d’une homme qui n’y a jamais exercé aucune fonction technique (investisseur, designer, etc.).
Pourtant, cette seule garantie ne suffit pas. « Les matériaux évoluent, les machines outils aussi ; les nouveaux alliages sont l’illustration parfaite de cette course en avant qui fait qu’une grande manufacture, malgré son immense expertise, prend toujours un risque : personne ne sait comment se comporteront, dans 100 ou 200 ans, les alliages les plus fous imaginés aujourd’hui. Au final, une marque au firmament aujourd’hui pourra être incroyablement déclassée à long terme si les paris qu’elle tient aujourd’hui ne sont pas confirmés sur le long terme ».
Les Indépendants
Depuis 2000, les horlogers indépendants ont acquis quelque chose d’unique : de la reconnaissance ! Plus nombreux, plus fous, plus audacieux, ils ont le plus souvent comme point commun de n’accorder qu’un crédit minimal au cahier des charges traditionnel.
En réalité, l’objectif le plus souvent partagé est celui d’offrir de l’émotion au travers d’un objet nouveau. « Il faut d’ailleurs une certaine folie pour aller au bout de ses idées ! », reconnaît Laurent Picciotto. « La démarche est ultra audacieuse. Seuls les meilleurs survivent car, au final, et même si la pièce est en rupture totale avec ce qui a pu se faire précédemment, l’amateur averti lui appose la même grille de lecture objective que pour la plupart des autres pièces : fiabilité, positionnement, etc. Le seul élément différenciant, c’est que l’émotion prend le pas sur ces critères. Mais elle ne les efface pas : une pièce d’un indépendant, si incroyable soit-elle, ne tiendra pas 6 mois si sa fiabilité est remise en question».
Comment reconnaître la famille des Indépendants ? Laurent Picciotto, qui a bâti une large partie du succès de Chronopassion sur elle seule, détaille un ADN commun : une montre d’indépendant possède « une identité forte. Son nom est accessoire. On doit pouvoir reconnaître la pièce sans même en avoir le nom ». Ensuite, le garde-temps procure presque toujours le même premier effet : « de l’étonnement. On aime, on n’aime pas, mais en aucun cas une pièce d’un indépendant ne peut laisser indifférent ».
Les Univers Parallèles
Par sa poésie, son univers, par les valeurs qu’elle véhicule, l’horlogerie attire souvent à sa marge des marques qui n’ont, de prime abord, rien à voir avec elle.
L’univers de la mode en est la meilleure illustration… et en même temps la pire.
En effet, la passerelle qui assimile la montre à l’état d’accessoire de mode est souvent empruntée comme un raccourci. Et ce n’est qu’à son terme que l’on voit l’erreur commise. Les compétences, le savoir-faire, le niveau d’excellence requis pour entrer dans l’univers de l’horlogerie sont tels que des moyens conséquents doivent être alloués pour parvenir à obtenir un minimum de crédit.
Les marques de haute couture ont ces moyens. Nombreuses sont celles qui ont conduit une stratégie de développement pertinente en horlogerie, se construisant avec patience, qualité ultime requise pour pénétrer cet univers. « Aujourd’hui, plus personne ne conteste la légitimité de Dior, Chanel ou Hermès en horlogerie, voire en haute horlogerie », rappelle Laurent Picciotto. « Pour parvenir à ce résultat, elles ont su abattre deux cartes majeures : faire les choses avec sérieux, en se donnant les moyens de véritables manufactures ; ensuite, prolonger dans l’horlogerie l’univers de marque qui a fait leur force dans leur marché d’origine ».
Au final, ce qui donne toutes ses chances à une marque de haute couture de réussir en horlogerie, c’est son identité, l’univers qu’elle véhicule, la passion qu’elle génère chez ses inconditionnels. Une marque réduite à l’état de ‘griffe’, à l’inverse, ne dépassera jamais le stade de l’accessoire : montre, lunettes, stylos, etc., sans jamais réussir à se construire une réelle légitimité dans aucun de ces domaines. Ce que Laurent Picciotto résume d’une simple phrase : « la légitimité ne s’achète pas, elle se construit ».
Pourtant, certaines marques qui se croyaient légitimes en ont eu pour leur frais. L’Univers Parallèle n’est pas toujours aussi loin qu’on le pense. Certaines marques issues du milieu de la montre lui-même en ont fait la triste expérience.
Ainsi, positionnées sur de l’entrée de gamme, des marques ont parfois eu l’ambition de proposer des pièces compliquées, voire de haute horlogerie. Laurent Picciotto décrypte ainsi ces vaines tentatives par « un défaut de cohérence. Il faut qu’il y ait une cohérence entre la marque et le prix de ses pièces. Une marque positionnée sur de l’entrée de gamme ne peut pas subitement proposer un tourbillon ou un QP. En un mot, à l’œil nu, deux étoiles d’une même galaxie peuvent briller avec la même intensité, se ressembler. Or, à y regarder des plus près, des années lumières les séparent et la distance entre les deux est trop importante pour pouvoir être franchie ».
Journaliste : Olivier Müller
2002