Dépendance : assujettissement à une drogue. Dans les cas horlogers, l’état de dépendance se traduit par un trouble obsessionnel compulsif envers les montres.
Les toqués de la tocante sont-ils tous fous ? Pas tous, non, en tout cas pas au même degré. En réalité, sous ce champ lexical médical, se cachent de subtiles variations comportementales. Les plus bénignes se traduisent par un arrêt automatique devant toute pièce horlogère, les cas les plus prononcés, par une quête possessive de la montre ultime laquelle est toujours, naturellement, la suivante. Mais, dans tous les cas, tempère Laurent Picciotto, « cela reste une pathologie sans réels effets secondaires, atypique en ce sens que nous l’aimons et qu’elle nourrit une passion pour le beau tout à fait saine ! ».
Après 29 ans de relations horlogères parfois intimes, toujours émotionnelles, Chronopassion s’approche d’une définition assez précise des différents sociotypes de clients horlogers à tendance pathologique. Le lecteur de ce billet en fait partie, sa simple présence sur ce site en atteste. C’est grave, docteur ? Non. “Le meilleur moyen de résister à la tentation, c’est d’y céder”, disait déjà Oscar Wilde. « Nous partageons tous un degré de pathologie horlogère plus ou moins prononcé », complète Laurent Picciotto. « Sans elle, moi le premier, je ferais un autre métier ».
Au travers d’une série de 5 billets, Chronopassion décortique la mécanique de la passion horlogère, de sa genèse à son essor, en passant par ses symptômes, ses sujets à risques, jusqu’à ses (rares) cas de guérison. Aurez-vous le courage de tout lire ?
Episode 1 : la genèse de la passion horlogère
Episode 2 : de la passion à l’obsession
Episode 3 : de l’obsession à la pathologie
Episode 4 : les sujets à risque
Episode 5 : les cas de guérison
Episode 1 : « La jeunesse, c’est la passion pour l’inutile » – Raymond Aron
Ou comment la passion horlogère prend ses racines dans l’enfance
Pour le quidam, la montre est un apparat, un simple bijou, voire un objet utilitaire – en somme, un objet extérieur. Pour le passionné d’horlogerie, la montre fusionne avec son propriétaire, elle le représente, l’habite. Toute personne qui se sent nue sans son garde-temps a en elle les germes d’une passion horlogère qui peut atteindre un degré pathologique.
D’où viennent ces germes ? « Nous sommes tous tombés dedans durant l’enfance », souligne Laurent Picciotto. « Dès la cours de récréation, il y a ceux qui ont une montre, et ceux qui n’en ont pas. Il y a déjà, en filigrane, un sentiment de fierté qui se dessine chez l’enfant ou le jeune adolescent ».
La montre renvoie aussi à l’image du père, à la possession de cet objet intimement lié à lui. Posséder une montre, pour un enfant, c’est se mettre sur un pied d’égalité avec son père en ayant le même objet dont il aura lui aussi la jouissance intime et exclusive. Doit-on y voir l’un des premiers signes de passage à l’âge adulte ? « Non, mais avec une montre chacun, l’enfant et son père partagent le même jouet qui leur procure, au final, la même émotion ».
La seule différence vient, entre les âges, du degré d’exposition de la pièce : alors qu’un jeune enfant exhibera son trophée à son poignet à qui veut le voir – et même à ceux qui ne le veulent pas ! – un homme de 50 ou 60 ans aura un rapport moins exhibitionniste à sa montre…en théorie du moins. Car, comme le souligne Laurent Picciotto, « nous savons que la passion horlogère, dont Chronopassion est le fournisseur officiel assumé et revendiqué, se nourrit du plaisir égoïste d’avoir une belle pièce au poignet mais aussi, de temps à autres, de celui venant du clin d’œil complice d’un autre amateur anonyme qui l’aura repérée ! ».
Episode 2 : « Les vraies passions sont égoïstes » – Stendhal
Ou comment un intérêt personnel grandit en passion égoïste
Le tableau de maître s’expose au public, la voiture de collection permet de parcourir le monde, mais la montre est réservée à l’unique jouissance de son propriétaire.
C’est un fait, la passion horlogère n’est pas une passion sociale. Elle prend ses racines dans un terreau familial pour grandir à l’écart de ses membres, en solitaire. Lorsque la porte de l’obsession horlogère s’entrouvre devant le jeune homme, s’ouvre à lui un territoire d’une immensité telle qu’il pourra y perdre sa vie d’adulte. Franchir son seuil, c’est passer de la passion à la pathologie, de l’intérêt à l’addiction.
La particularité du phénomène tient à sa nature auto-suffisante : le champ de la connaissance horlogère est si vaste que la simple volonté d’y faire quelques pas laisse entrevoir des horizons qui, à leur tour, appellent à la découverte. « L’amateur horloger éprouve à ce stade une fascination passionnelle », décrypte Laurent Picciotto. « L’intérêt est perpétuellement nourri par l’envergure du sujet. Comment rester sourd et aveugle aux trésors esthétiques et techniques développés sans cesse par tous ces horlogers de génie ? Pour moi, ce n’est pas envisageable. C’est cette sensibilité personnelle que je partage avec mes clients ».
Episode 3 : « Toute forme d’absolu relève de la pathologie » – Nietzsche
Ou comment la passion peut dériver en pathologie
Certains signes traduisent le passage du sujet dans une certaine forme de pathologie.
Le premier d’entre eux est la dépendance. Au degré le plus faible, il s’agit de se sentir nu sans garde-temps au poignet.
A un stade plus avancé, il ne s’agit plus de porter, mais de posséder. Interviennent alors différents profils pathologiques : « il y a d’abord le remplisseur de cases, qui se doit de posséder tous les modèles de telle série ou de telle marque», détaille Laurent Picciotto. « Il y a ensuite le collectionneur, pour qui le volume apporte une cohérence à sa passion. 50 pièces, 500, 1000 : le nombre importe peu tant qu’il y a des recoins de collection encore à découvrir. Enfin, il y a l’acheteur compulsif : le volume importe cette fois peu, mais il court après la pièce ultime, et chaque montre acquise comporte, en quelque sorte, un élément de cette pièce ultime. Laquelle, naturellement, relève du fantasme. Pour lui, la pièce ultime est toujours la suivante ».
C’est ce même moteur qui anime Chronopassion. La recherche perpétuelle de quelque chose de nouveau, d’une complication inédite, d’un design original, est la clé du choix de nouvelles pièces. « Le choix des nos collections est guidé par les mêmes motivations que le choix de mes propres pièces. Pour que je rentre une nouvelle montre, il faut qu’elle apporte quelque chose de nouveau à ce que je proposais déjà. En cela, je reste en phase avec nos amateurs horlogers, qui y retrouve leur quête sans fin de la pièce ultime, qui propose toujours quelque chose qu’ils n’avaient pas déjà vu ».
Episode 4 : « Et lorsque le malade aime sa maladie, qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie ! » – Corneille
Ou comment détecter les populations à risque de la passion horlogère déraisonnée
La prédisposition familiale est déterminante, la curiosité intellectuelle l’est aussi. Ce sont les deux conditions pour découvrir le terrain horloger, puis s’y aventurer. Mais elles ne suffisent pas. D’autres facteurs vont permettre de détecter les populations à risque. « En premier lieu, il y a tout simplement l’accessibilité aux pièces, les moyens pour parvenir à ses fins », souligne Laurent Picciotto.
« Ensuite, il y a une sensibilité marquée pour le beau. Il y a des gens sensibles aux objets, d’autres qui ne le sont pas. Seuls les premiers sont à risque. Le sujet n’achète pas une montre parce qu’elle existe, mais parce qu’elle lui parle. C’est d’ailleurs la motivation première, voire unique, des pièces que je propose. Certaines pièces pourraient assurément devenir des best-sellers, mais sans l’émotion qu’elles pourraient susciter en moi, elles ne rentreront pas chez Chronopassion. Je suis en cela totalement solidaire de mes clients ».
En parallèle, on note une certaine forme de déculpabilisation. « Il peut s’agir d’achats inconséquents aux yeux du monde, mais le sujet éprouve peu de remords en raison de profils similaires au sien, qui sont dans la même démarche. Le raisonnement est, en quelque sorte, de se dire : « si je ne suis pas le seul, c’est que je ne suis pas fou ». Il y a également la fierté de la possession du garde temps. C’est une fierté d’enfant, celle de posséder un beau jouet que ses camarades n’ont pas, même si cette fierté est moins affichée. Enfin, il y a la bascule permanente entre raison et déraison : le sujet a généralement les deux pieds sur terre et un sens aigu de la réalité, mais, par moments, on le voit déconnecter et céder à des instincts compulsifs en parfaite contradiction avec sa conduite habituelle ».
Episode 5 : « La sagesse est l’art de vivre » – Cicéron
Ou comment la sagesse humaine l’emporte (parfois) sur la pathologie horlogère
« Garde-temps » : tout est dit dans cette image horlogère de la montre. En possédant un « garde-temps », l’homme « montre » qu’il veut se donner le moyen de (se) « garder du temps ». In fine, qu’il tente d’acquérir une part d’éternité.
Ce désir d’immortalité n’a rien de propre à l’amateur d’horlogerie. Cette quête obsède l’homme depuis la nuit des temps ! L’amateur de belles montres donne d’ailleurs l’une des visions les plus poétiques qui soient à cette quête, en la matérialisant par des montres serties, en matériaux précieux, trésors de minutie et riches de multiples métiers d’art.
Hélas, le cours du temps est inéluctable. Cette volonté d’immortalité faiblit donc à mesure que les années passent. Ce sentiment d’avoir la vie devant soit s’estompe ainsi progressivement alors que la vie apporte sagesse et raison à l’amateur d’horlogerie. Dès lors, la pathologie horlogère, cette quête de se garder du temps de côté, n’a plus lieu d’être à ses yeux. Le sujet revend même parfois la totalité de sa collection, comme libéré de sa quête par une raison retrouvée.
D’autres cas de guérison peuvent survenir à la suite d’une overdose horlogère. La saturation conduit alors à l’abandon de la collectionnite aigue. Rares sont cependant ceux qui ont le courage de se débarrasser d’une collection acquise une vie entière ! Pour ceux qui franchissent ce pas irréversible, les salles de vente deviennent alors subitement très fréquentées par les autres collectionneurs… !
Enfin, le sujet peut s’attacher à une autre passion compulsive, elle aussi exclusive, qui va donc mécaniquement éjecter la première. Il peut s’agir d’une passion d’une toute autre nature, mais parfois d’une variante horlogère fort distincte de la passion originelle dévorante. Ainsi en est-il des collectionneurs de pièces ultra exclusives qui, du jour au lendemain, quittent ce terrain fort dispendieux pour se consacrer à de montres nettement plus abordables mais qui vont leur procurer des sensations jusque là inconnues.
Il reste le cas, très singulier, des femmes : « Certaines femmes peuvent tout à fait avoir les mêmes réflexes horlogers obsessionnels, mais l’issue sera d’une toute autre nature. En effet, pour nombre d’entre elles, leur volonté de postérité s’incarnera au travers de leurs enfants, et le reste ne comptera alors tout simplement plus… », conclut Laurent Picciotto.
Journaliste : Olivier Müller